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Le temps d’une retouche

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Chuck Close, "Kate", 2003

Campagne publicitaire pour David Yurman, 2007

Chuck Close est un peintre américain hyperréaliste qui utilise des photographies comme base pour réaliser ses tableaux. Dans une interview, il affirme : « La raison principale qui m’a poussé à me mettre à la photographie est que je savais vouloir faire des tableaux auxquels je consacrerais énormément de temps. Je voulais véritablement travailler pendant des mois sur une œuvre et ne voulais pas avoir le modèle autour de moi, et je ne voulais pas que les conditions changent sans cesse, comme, vous savez, le modèle qui prend ou perd du poids ; il a les cheveux qui poussent ou ils les perd, il dort ou il est éveillé, et le tableau devient une sorte de représentation moyenne de tout cela. On réagit différemment par rapport au modèle, parce qu’il est présent. Je voulais quelque chose comme un instant figé dans le temps, qui aurait l’urgence d’une fraction de seconde, même si, dans certains cas, je travaillerais jusqu’à douze ou quatorze mois sur un tableau. Je voulais que les scènes donnent l’impression de s’être passées à l’instant. Ça ne devait pas paraître élaboré, je ne voulais pas non plus que les gens pensent : « Ô mon dieu, le travail que s’est fait ce mec. » J’ai pensé qu’ainsi je pouvais conserver une sorte de clone d’un laps de temps, d’un bref instant, alors que je travaillerais dans un cadre de temps nettement plus proche d’un roman, d’une manière incrémentielle, très comparable à celle de l’écrivain qui façonne une œuvre… »[1].

L’on pourrait dire que les œuvres de Chuck Close reflètent une certaine ambivalence par rapport à la dimension temporelle : il s’agit de tableaux dont la production requiert un long laps de temps, qui, en même temps, insistent sur l’aspect « instantané » de la représentation, notamment par l’intégration d’éléments caractéristiques de l’esthétique photographique du snapshot, tel que des détails apparemment non maîtrisés et non maîtrisables : une expression du visage fugace et non facilement descriptible, des traces sur la surface de la peau, visibles grâce à leur rencontre contingente avec un rayon de lumière rasante, des cheveux qui se déplacent, à cause du hasard, hors de la masse de la chevelure.

Il me semble que l’on est confrontés à une différente conception du temps lorsque l’on fait face à certaines photographies hautement composées, ayant subi parfois un grand travail de postproduction. Malgré la composition ou la retouche, s’agissant encore de « photographies », elles maintiennent un certain lien avec l’« instant », visuellement traduit par quelques détails (dans le cas de la photo ci dessus, une mèche déplacée par un souffle de vent). Mais tous les autres éléments qui pourraient renvoyer à une certaine contingence temporelle sont effacés : la peau est parfaitement lisse, l’expression du visage est figée et facilement identifiable. À l’opposé de ce qui se passe pour les tableaux de Chuck Close, l’instant est effacé au profit de l’intemporalité ; ces clichés – souvent, des publicités – ne nous montrent pas la fragilité, la caducité d’un moment, mais des qualités durables, solides, presque inébranlables, qui gagnent sur l’écoulement du temps. Le paradoxe fonctionne, cette fois-ci, à l’envers : nous ne nous trouvons plus face à des « tableaux instantanés », mais à des « photographies » figurant un plus long laps de temps que l’instant lui-même.


[1] Chuck Close, dans Quentin Bajac, Après la photographie ? De l’argentique à la révolution numérique, 2010, Paris, Gallimard.

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